Il a connu une longue traversée du désert, si longue qu'on
en situe plus l'origine: disons, en gros, la fin de l'Empire
romain.
Sa réputation commença de se redresser ver la fin du XVIII ème
siècle, avec l'aide du naturaliste anglais Gilbert White, qui,
le premier, défendit ses qualités d'artisan de la croissance
végétale. Depuis, il a subi des hauts et des bas. Mais il n'a
cessé, globalement, de remonter la pente. Par son action contre
la dégradation et l'érosion des sols, qu'il aère et draine
plus que tout autre être vivant, ce laboureur biologique est
désormais considéré comme un acteur essentiel à la fertilité
de la terre et à l'enrichissement de la couche d'humus. Le ver
de terre, amoureux d'une étoile ? Peut-être. Mais néanmoins
indispensable à l'homme.
Entre-temps - pendant des siècles -, cet architecte des sols
n'eut droit à aucune pitié. Pourchassé, tué, donné en
pâture aux poules, il succombait à un malentendu persistant: le
lombric, affirmait-on, mangeait les racines des plantes. Un
comble d'injustice, puisque l'animal, dépourvu d'appareil bucal,
est incapable de mordre, de ronger ou de grignoter quoi que ce
soit.
Sa nourriture se compose exclusivement de substances végétales
mortes, dont il absorbe les hydrates de carbone et les
protéines. Et encore ! Pour être consommable, cette matière
organique doit être aqueuse et déjà prédigérée par les
micro-organismes. Faute de quoi les muscles de l'orifice qui,
chez le ver, fait office de bouche, restent impuissants à
l'aspirer.
Une vulnérabilité parmi bien d'autres: dans la famille des
lombriciens (embranchement des annélides, classe des
oligochètes), on les collectionne.
Constitué d'un corps mou et segmenté, doté d'un cerveau on
ne peut plus rudimentaire (un ganglion cérébroïde situé,
comme les cellules sensorielles, dans la région antérieure du
corps), le lombric n'est guère équipé pour lutter contre
l'adversité.
Dépourvu de poumons, il respire l'oxygène dissous dans l'eau
par l'intermédaire de sa peau, qui doit donc rester en
permanence humide.
Exposé à la lumière du jour, son besoin en oxygène augmente,
et il meurt d'autant plus rapidement qu'il est faiblement
pigmenté. Sensible au "stress social", il tolère mal
la surpopulation, qui le pousse parfois, à ses risques et
périls, à migrer vers des lieux plus tranquilles. Quant à son
fameux pouvoir de régénération - autre malentendu qui a la vie
dure- il n'est que très relatif : lorsqu'on coupe un ver en
deux, seule survit sa moitié antérieure. A condition toutefois
qu'elle n'ait pas été infectée par sa blessure.
Que dire enfin de ses prédateurs ! De l'étourneau au
millepattes, de la mouette au campagnol, ils sont inombrables.
La taupe est la plus redoutable de tous, qui engloutit la
quantité incroyable de 15 kilos de vers de terre par an. Elle
s'en fait même des réserves pour l'hiver, qu'elle accumule de
cruelle façon : au lieu d'avaler ses proies, elle se contente de
les "anesthésier" en leur sectionnant d'un coup de
dents une partie de la tête. Ainsi privés de leur
"cerveau", les infortunés deviennent incapables de
bouger le moindre anneau. La taupe les stocke ainsi par centaines
dans une cachette souterraine, où ils peuvent rester des mois
durant, entremêlés les uns aux autres, dans l'attente du bon
vouloir de leur geôlière.
A énumérer les mille dangers qui les guettent, on se
demande, finalement, comment font les lombrics pour ainsi peupler
la planète !
Car ils sont partout, à l'exception des déserts et des régions
polaires, et leur diversité dans les zones tropicales atteint
plusieurs milliers d'espèces. Il est vrai qu'ils se reproduisent
bien (350 petits par an pour le ver de fumier, le plus
prolifique) et qu'ils trouvent dans presque toutes les régions
du monde, depuis leur apparition il y a 200 millions d'années,
une terre susceptible de les accueillir et de les nourrir. D'où
leur rôle, plus que précieux, pour les cultivateurs.
" Les vers préparent le sol d'une manière
remarquable pour la croissance des plantes (...) Ils mélangent
tout intimement comme le ferait un jardinier préparant une terre
fine."
L'auteur de ces lignes ? CharlesDarwin en personne, dont le
Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale (1881)
fut le dernier ouvrage.
Difficile après cela de dénier l'utilité de Lumbricus
terrestris, Eisenia foetida ou lombricus rubellus, pour ne
citer que les plus courantes des dizaines d'espèces qui creusent
leurs galeries souterraines sur le continent européen !
Dans nos régions tempérées, on estime aujourd'hui qu'ils
ingèrent et transforment rien de moins que 300 tonnes de terre
par hectare et par an. Leurs excréments, petits tortillons
riches en substances nutritives à la base du lombricompost, sont
devenus un "must" de l'agriculture. Et les lieux de
science tel l'Institut national de la recherche agronomique
(INRA) les enrôlent à tour de bras pour tester les effets, plus
ou moins néfastes, de diverses substances chimiques sur
l'écologie des sols.
Après les avoir traités, près de deux millénaires durant,
avec le plus profond mépris, l'homme a bel et bien réhabilité
ceux qu'Aristote, déjà, désignait comme les "intestins de
la terre".
article extrait du monde en date du 15 Octobre 2000 - Catherine VINCENT